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Jacques Roquencourt

© Souvenir de Jean-Baptiste Dumas sur Daguerre.

 

 

"Il y a des inventions, il y a des inventeurs, n'en doutez pas; mais, de même qu'il y a des paresseux qui nient la propriété, trouvant qu'il est plus court de la prendre que de la gagner par le travail et l'épargne, il y a aussi des faiseurs, pressés de gagner gros, qui nient l'invention, trouvant plus tôt fait de se servir des idées d'autrui que d'avoir des idées à force d'étude et d'attention persévérante.

Savent-ils ce que c'est une invention? non, et leur seule excuse pour le dédain qu'ils affectent à son sujet, c'est qu'ils ignorent les douleurs et les joies de ces sortes d'enfantements.

Écoutez ceci. Il y a quarante ans je fus consulté par un ami de la famille de Daguerre qui s'était ému des allures étranges de cet homme célèbre. Sa raison n'était-elle pas menacée? Que penser, me demandait-il, d'un artiste habile, abandonnant ses pinceaux et poursuivant cette idée insensée de saisir les fuyantes images de la chambre obscure et de fixer sur le papier, sous une forme matérielle et durable, ce spectre insaisissable, ce rien? Je me suis souvent reporté aux heures de méditation que je consacrai alors à préparer une réponse qui rendît peut-être à Daguerre un repos troublé par des empressements inquiets. S'il eût été détourné de sa voie, cependant, la photographie n'existerait pas; qui oserait en douter?

Savez-vous combien de temps s'écoula pour lui en études, en essais ruineux, en tentatives trompées? Quinze ans! Oui, quinze ans séparent ce moment où Daguerre était regardé comme menacé dans sa raison et celui où l'Europe apprenait son triomphe. Lorsqu'il vint, au bout de ces quinze années d'épreuves, me montrer ses planches admirables, il n'en sut rien, mais ma première pensée, je l'avoue, fut un sentiment de reconnaissance envers Dieu, qui avait permis que je fusse appelé à défendre un si heureux génie, et qui m'avait inspiré, malgré ma jeunesse, la confiance de le protéger contre le zèle de ses amis.

Avec quel intérêt je l'écoutais, me racontant ses espérances, ses doutes, ses soupçons; car, pendant ces quinze années, Daguerre, dont le sentiment artistique délicat avait tant de peine à se tenir pour satisfait, et qu'une éducation scientifique insuffisante livrait à touts les hasards des tâtonnements incertains*, voyait tour à tour se rapprocher ou s'éloigner, le but de ses espérances, se réaliser ou s'anéantir l'objet de sa poursuite infatigable.

Troublé par ses gloires de sa vie d'artiste qu'il lui eût été si facile de rajeunir, l'inventeur du diorama se demandait tantôt s'il n'était pas attiré par le mirage d'une vaine chimère, tantôt si, au jour du succès, il ne se trouverait pas en face d'un spoliateur.

Où se procurer, en effet, les lames de plaqué et les réactifs chimiques, sans mettre un plagiaire sur la voie des essais qu'il tentait? Ne fallait-il pas épuiser tour à tour les divers quartiers de Paris, ne revenant jamais, pour le même objet chez le même fournisseur? Ne fallait-il pas mêler à l'achat des matières utiles celui d'ingrédients sans emploi destinés à détourner une curiosité intéressée ou indiscrète?

Que de soins! S'agissait-il ensuite de fixer l'image, celle d'un monument immobile et vivement éclairé lui étant indispensable, il était contraint d'opérer dans la rue ou en plein champ. Tout lui faisait ombrage alors; le passant, parce qu'il avait l'air trop indifférent; celui qui se s'arrêtait, parce qu'il avait l'air trop curieux; celui qui se tenait éloigné, sa réserve n'étant pas naturelle. Les personnes familières avec les écrits des alchimistes peuvent seules se représenter ce tableau naïf de la vie troublée de Daguerre, ainsi vouée, pour moitié, à la crainte d'échouer, et, pour l'autre, à la terreur de se voir dérober son trésor.

Quiconque a réfléchi sur l'histoire des découvertes ne mettra pas en doute, cependant, que, si la photographie a obtenu l'immense succès que chaque jour augmente, c'est que Daguerre, qu'on oublie trop et envers qui l'ingratitude semble de mode, ne s'est pas contenté de produits imparfaits, qu'il ne s'est pas arrêté en route, et qu'il a montré du premier coup des épreuves d'un art irréprochable, devant lesquelles les plus délicats se sont inclinés.

Mais par quels sacrifices et par quelles angoisses il a payé l'honneur de doter son siècle d'une de ses plus merveilleuses conquêtes!

Perdre les quinze plus belles années de sa vie, dédaigner les intérêts matériels, ignorer les inquiétudes de ses proches, vivre dans le doute, pendant le jour à multiplier des essais décourageants, pendant les nuits à se reprocher d'être un déserteur de l'art, demander pourtant à la science une gloire qu'elle fait longtemps, bien longtemps solliciter et attendre: voilà, Messieurs, ce que coûte l'invention, et à quel prix on laisse un nom dans l'histoire des découvertes!

Voulez-vous savoir quels profits, de leur côté, les nations en retirent? Demandez au commerce de Paris pour combien de millions, chaque année, il fabrique d'instruments destinés à la photographie; pour combien de millions il vend ou exporte d'images produites par les moyens photographiques. Rappelez-vous les jouissances nouvelles et inattendues que chacun de nous a éprouvées à réunir autour de lui ces chères images qui semblent une émanation même de la personne aimée, regrettée ou admirée.

Ah! Messieurs, ne marchandons pas les inventions; soyons bienveillants et secourables aux inventeurs; gardons-nous de tuer la poule aux oeufs d'or! Tous n'arrivent pas au but comme Daguerre; beaucoup meurent avant l'heure du triomphe, d'autres s'égarent en route. L'invention est une lutte............... "

 

Jean-Baptiste DUMAS : Avril 1864.

-"une éducation scientifique insuffisante livrait à touts les hasards des tâtonnements incertains"* Si J B Dumas avait eu la connaissance de la correspondance de Niépce et de Daguerre, il n'aurait certainement pas fait ce commentaire. (note de J R)

-Voir les commentaires sur Daguerre dans la correspondance de J B Biot à Talbot.

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