"Il y a des inventions, il y a des inventeurs, n'en
doutez pas; mais, de même qu'il y a des paresseux qui nient la
propriété, trouvant qu'il est plus court de la prendre
que de la gagner par le travail et l'épargne, il y a aussi des
faiseurs, pressés de gagner gros, qui nient l'invention,
trouvant plus tôt fait de se servir des idées d'autrui
que d'avoir des idées à force d'étude et
d'attention persévérante.
Savent-ils ce que c'est une invention? non, et leur
seule excuse pour le dédain qu'ils affectent à son
sujet, c'est qu'ils ignorent les douleurs et les joies de ces sortes
d'enfantements.
Écoutez ceci. Il y a quarante ans je fus
consulté par un ami de la famille de Daguerre qui
s'était ému des allures étranges de cet homme
célèbre. Sa raison n'était-elle pas
menacée? Que penser, me demandait-il, d'un artiste habile,
abandonnant ses pinceaux et poursuivant cette idée
insensée de saisir les fuyantes images de la chambre obscure
et de fixer sur le papier, sous une forme matérielle et
durable, ce spectre insaisissable, ce rien? Je me suis souvent
reporté aux heures de méditation que je consacrai alors
à préparer une réponse qui rendît
peut-être à Daguerre un repos troublé par des
empressements inquiets. S'il eût été
détourné de sa voie, cependant, la photographie
n'existerait pas; qui oserait en douter?
Savez-vous combien de temps s'écoula pour lui en
études, en essais ruineux, en tentatives trompées?
Quinze ans! Oui, quinze ans séparent ce moment où
Daguerre était regardé comme menacé dans sa
raison et celui où l'Europe apprenait son triomphe. Lorsqu'il
vint, au bout de ces quinze années d'épreuves, me
montrer ses planches admirables, il n'en sut rien, mais ma
première pensée, je l'avoue, fut un sentiment de
reconnaissance envers Dieu, qui avait permis que je fusse
appelé à défendre un si heureux génie, et
qui m'avait inspiré, malgré ma jeunesse, la confiance
de le protéger contre le zèle de ses amis.
Avec quel intérêt je l'écoutais, me
racontant ses espérances, ses doutes, ses soupçons;
car, pendant ces quinze années, Daguerre, dont le sentiment
artistique délicat avait tant de peine à se tenir pour
satisfait, et qu'une éducation
scientifique insuffisante livrait à touts les hasards des
tâtonnements incertains*, voyait tour à tour se rapprocher ou
s'éloigner, le but de ses espérances, se
réaliser ou s'anéantir l'objet de sa poursuite
infatigable.
Troublé par ses gloires de sa vie d'artiste
qu'il lui eût été si facile de rajeunir,
l'inventeur du diorama se demandait tantôt s'il n'était
pas attiré par le mirage d'une vaine chimère,
tantôt si, au jour du succès, il ne se trouverait pas en
face d'un spoliateur.
Où se procurer, en effet, les lames de
plaqué et les réactifs chimiques, sans mettre un
plagiaire sur la voie des essais qu'il tentait? Ne fallait-il pas
épuiser tour à tour les divers quartiers de Paris, ne
revenant jamais, pour le même objet chez le même
fournisseur? Ne fallait-il pas mêler à l'achat des
matières utiles celui d'ingrédients sans emploi
destinés à détourner une curiosité
intéressée ou indiscrète?
Que de soins! S'agissait-il ensuite de fixer l'image,
celle d'un monument immobile et vivement éclairé lui
étant indispensable, il était contraint d'opérer
dans la rue ou en plein champ. Tout lui faisait ombrage alors; le
passant, parce qu'il avait l'air trop indifférent; celui qui
se s'arrêtait, parce qu'il avait l'air trop curieux; celui qui
se tenait éloigné, sa réserve n'étant pas
naturelle. Les personnes familières avec les écrits des
alchimistes peuvent seules se représenter ce tableau naïf
de la vie troublée de Daguerre, ainsi vouée, pour
moitié, à la crainte d'échouer, et, pour
l'autre, à la terreur de se voir dérober son
trésor.
Quiconque a réfléchi sur l'histoire des
découvertes ne mettra pas en doute, cependant, que, si la
photographie a obtenu l'immense succès que chaque jour
augmente, c'est que Daguerre, qu'on oublie trop et envers qui
l'ingratitude semble de mode, ne s'est pas contenté de
produits imparfaits, qu'il ne s'est pas arrêté en route,
et qu'il a montré du premier coup des épreuves d'un art
irréprochable, devant lesquelles les plus délicats se
sont inclinés.
Mais par quels sacrifices et par quelles angoisses il a
payé l'honneur de doter son siècle d'une de ses plus
merveilleuses conquêtes!
Perdre les quinze plus belles années de sa vie,
dédaigner les intérêts matériels, ignorer
les inquiétudes de ses proches, vivre dans le doute, pendant
le jour à multiplier des essais décourageants, pendant
les nuits à se reprocher d'être un déserteur de
l'art, demander pourtant à la science une gloire qu'elle fait
longtemps, bien longtemps solliciter et attendre: voilà,
Messieurs, ce que coûte l'invention, et à quel prix on
laisse un nom dans l'histoire des découvertes!
Voulez-vous savoir quels profits, de leur
côté, les nations en retirent? Demandez au commerce de
Paris pour combien de millions, chaque année, il fabrique
d'instruments destinés à la photographie; pour combien
de millions il vend ou exporte d'images produites par les moyens
photographiques. Rappelez-vous les jouissances nouvelles et
inattendues que chacun de nous a éprouvées à
réunir autour de lui ces chères images qui semblent une
émanation même de la personne aimée,
regrettée ou admirée.
Ah! Messieurs, ne marchandons pas les inventions;
soyons bienveillants et secourables aux inventeurs; gardons-nous de
tuer la poule aux oeufs d'or! Tous n'arrivent pas au but comme
Daguerre; beaucoup meurent avant l'heure du triomphe, d'autres
s'égarent en route. L'invention est une lutte...............
"
Jean-Baptiste DUMAS : Avril 1864.
-"une
éducation scientifique insuffisante livrait à touts les
hasards des tâtonnements incertains"* Si J B Dumas avait eu
la connaissance de la correspondance de Niépce et de Daguerre,
il n'aurait certainement pas fait ce commentaire. (note de J
R)
-Voir les commentaires sur Daguerre dans
la correspondance de J B Biot à Talbot.